J'ignorais le titre de ce livre - et plus encore le livre lui-même - que déjà dans ma petite
enfance (je le sais aujourd'hui) il plantait en moi ses racines :
- Je riais de ce que le Petit Poucet portait le nom de mon pouce, et m'amusais à imaginer
ses frères comme les doigts agiles de ma main, mais impuissants sans lui.
- Et puis il y avait Cendrillon dont le pied fin, unique au monde, m'émerveillait.
Ce n'était que le commencement des histoires de "pied".
Au cours dit "d'Histoire sainte", j'apprenais que c'est au talon que le serpent avait mordu
notre mère Eve et que, depuis, nous portions tous une inguérissable autant qu'invisible
blessure au pied.
Inguérissable ?
Et pourtant, le patriarche Jacob semblait plus tard prendre en main le talon de son frère -
n'était-ce pas pour quelque chose ?
- lui qui serait bientôt blessé par l'ange à la hanche.
Et pourquoi, en lavant les pieds de ses apôtres, le Christ allait-il affirmer qu'il suffit
que les pieds soient purifiés pour que l'Homme le soit ?
Pourquoi - je l'appris par la suite - la mythologie grecque offre-t-elle à notre méditation
l'histoire de tant d'êtres aux pieds blessés, enflés, déchaussés...?
Chez un autre de ses héros, Prométhée, c'est le foie qui, dévoré par un aigle pendant le
jour, se reconstitue durant la nuit pour être à nouveau la pâture de l'aigle, etc...
Pourquoi est-ce dans ses cheveux que se cachait en secret la source de la force de Samson,
juge en Israël ?
Le corps était trop souvent concerné, et en des lieux bien précis, pour que je continue
d'ignorer qu'il signifiait quelque chose.
Mais, lorsque je demandais des explications, on me trouvait trop curieuse ; il n y avait
rien à comprendre, me disait-on !
Mes questions gênaient.
Je restais perplexe mais n'osais pas encore douter du savoir de mes aînés.
Inutile de dire que les milieux chrétiens ignoraient tout de la circoncision dont le sens
était ramené à une mesure d'hygiène ?
Quant aux blessures rituelles, aux peintures corporelles, voire aux masques des traditions
plus lointaines, il n'était pas question de soulever le voile pudique jeté sur "ce qui ne
faisait pas partie du programme scolaire !
Faisaient partie de ce programme les visites de musées, et je restais bouleversée devant la
reconstitution des portails romans dont les sculptures me frappaient en plein coeur, comme
si leurs messages atteignaient au plus sacré de mon être.
Mais que signifiaient les nombreuses déformations corporelles dont il était impossible de
nier qu'elles étaient voulues ?
Ici des Christ en gloire aux mains démesurément longues par rapport aux normes du corps ;
genoux, ventres et hanches cernés de spirales admirables, têtes auréolées et corps tout
entiers saisis dans une mandorle (Autun, Vézelay...).
Là, un Christ connu (Vaison-la-Romaine).
Là encore, de petits personnages aux oreilles allongées jusqu'à terre (Vézelay), des hommes
à tête de chien (idem), etc...
Pourquoi ?
Que ce soit dans le cursus scolaire ou, plus tard, au cours des visites in situ, mes
questions restaient sans réponse, ou plutôt en recevaient du genre de celle-ci :
"Vous savez, les hommes de cette époque ne savaient pas dessiner !"
J'étais atterrée.
Une sorte de colère montait en moi, qui sapait définitivement l'autorité de mes aînés.
Mais je n'avais pas pour autant de réponses et ne savais où aller en chercher.
J'enfouissais alors dans mon cœur cette frustration qui rejoignit bien vite - mais sans que
je sache alors qu'elles étaient de même nature - celle qui me faisait pleurer sur le
non-sens insupportable de la vie.
Non-sens de la vie, non-sens de la souffrance, cet absurde absolu me déchirait.
Est-ce pour la convoquer au rendez-vous du sens que je décidais d'affronter la souffrance en
soignant les malades ?
Un instinct sûr sans doute me guidait, car ce fut à mon tour de ne pas savoir répondre aux
questions angoissées que me posaient ceux que cette souffrance taraudait dans leur corps et
dans leur esprit.
"Pourquoi est-ce que ça m'arrive, Madame ?"…
Pourquoi cet ulcère de l'estomac, ce cancer des intestins. cette explosion de la rate...
Pourquoi ?
Je jouais maintenant le rôle "d'aîné" ou, tout au moins de celui qui était censé savoir.
Et je ne savais pas !
Ce n'est pas à cette racine du mal que s'attaquent les sciences, et la formation de
l'infirmière que j'étais (encore moins que celle du médecin) ne conduisait pas à résoudre le
problème à ce niveau.
À cette époque je ne savais intuitivement qu'une chose :
une réponse de ma part (ou l'orientation même d'une recherche de réponse) aurait constitué
un élément de sens qui pouvait permettre au malade de danser le jeu de cette part de vie
avec la maladie qui, saisie dans le rvthme de vibrations neuves et saines, avait toute
chance d'être redonnée aux normes de santé.
La maladie n'avait sans doute surgi que pour rectifier un "mauvais tir", voire apporter un
surcroît d'être.
Une réponse de ma part aurait permis au malade de se prendre en charge, de ne pas donner au
médecin le pouvoir du magicien que celui-ci aime prendre por régner et "chosifier" plus
encore le malade impuissant que déjà le mal fait régresser.
Une réponse pouvait normaliser ces rapports malade/médecin, que je souhaitais humains dans
le sens le plus noble du mot, et qui auraient fait du malade son propre médecin des
profondeurs, médecin appelant à l'aide celui de l'immédiateté des phénomènes.
Tous cela, que je savais alors intuitivement, j'en suis aujourd'hui absolument certaine ; et
ce livre est né non seulement de cette certitude, mais de ce qui l'a amenée à être.
Bien que d'ordre non physique, la souffrance qui me tenaillait alors - une extrême solitude
- m'obligeait à ne recourir qu'à moi-même en tant que "médecin des profondeurs", puisque
personne ne se présentait à moi comme semblant même comprendre "l'immédiateté du phénomène "
!
Tous, autour de moi, de s'accommoder admirablement de "l'absurde" et d'organiser leur vie en
fonction de la normalisation du non-sens !
J'appelais cependant à l'aide !
J'appelais la vie car, si cette dernière avait un sens, ce sens même impliquait qu'elle me
le révèle.
Elle me le révéla après une épreuve dont je compris par la suite qu'elle fut un test, une
porte à passer.
Mon honnêteté ancestrale me la fit passer.
De l'autre côté de la porte, le sens m'attendait.
Ce fut sur la redécouverte du christianisme, abandonné depuis longtemps dans la forme qui
avait nourri mon enfance mais qui ne pouvait rassasier ma faim d'adulte, que cette porte
s'ouvrit.
La dimension orthodoxe de ma Tradition dans le souffle vivifiant et transformant des
symboles, dans la matière des archétypes dont ils procèdent et auxquels ils reconduisent,
dans la vigueur de la verticalisation de l'être menant au Verbe, cette dimension haute et
large m'emporta à sa source :
la langue hébraïque.
Et l'exigence de cette double et unique rencontre établit une si radicale incompatibilité
entre ma vie professionnelle et celle qui commençait à couler dans mon sang, que je rompis
alors radicalement aussi avec ce qui venait de constituer mon existence.
Je me tournai vers les sciences humaines naissantes, encore balbutiantes, mais qui jouèrent
à ce moment-là le rôle de catalyseur des deux autres approches.
Et je vécus alors la jubilation de l'un des aspects de ce "jour UN" de la création où,
soudain, "la Lumière est ".
Joie, ivresse même !
Tout était relié.
Tout prenait un visage signifiant.
Tout vivait.
Tout !
Y compris le corps.
Et je découvris le corps de l'Homme, image du "corps divin" dont la Tradition rapporte que
Moïse en vit la "forme" (Nombres XII, 8), image appelée à retourner au modèle dont elle
procède, dans un mariage ineffable... image dimension symbolique du corps !
La vie saisie dans le temps entre naissance et mort est donc l'histoire de ce retour :
retour de "l'Homme-d'en-bas" à "l'Homme-d'en-haut", d'Adam à Elohim dit le mythe biblique.
Elle est l'histoire d'un appel irrésistible à ces "noces".
Je compris que dans cette aventure grandiose, chaque membre et chaque organe du corps ont un
rôle dont la fonction physiologique immédiate est la manifestation.
J'entendis le nom de chacun de ces lieux du corps résonnant du sens de sa fonction et je sus
pourquoi les premières vertèbres sont dites "sacrées", pourquoi le cervelet est appelé
"arbre de vie", les couches optiques "couches nuptiales", etc...
Perturbé, désorienté par rapport à cette vocation fondatrice, le corps souffre ; il parle au
niveau de l'organe signifiant l'origine du trouble, et le manifestant.
Il parle, il vit ce corps ; il transmet l'exigence de croissance du noyau de l'être dont
chacune de ses cellules est porteuse et dont chacune est faite pour en libérer l'énergie.
Sa finalité est le "corps divin", son modèle, que Moïse a vu et dont il nous a transmis la
mémoire sous le dessin de l'Arbre des Séphirot.
Un jour, ce dessin me fut présenté.
Aucun de vous n'a oublié la beauté d'un film dont le début racontait l'histoire d'un village
qui, chaque année, réunissait ses hommes dans un concours de musique, aux pieds de la
montagne.
(Rencontre avec des hommes remarquables)
Le gagnant était alors celui dont le chant réussissait à faire chanter la montagne...
... Le chant du "corps divin" se mit à faire chanter la montagne biblique et mon corps tout
entier ; mon âme ensevelie sous les non-réponses d'autrefois s'éveilla.
Alors je sus pourquoi Eve était blessée aux pieds, Jacob à la hanche, Prométhée dévoré dans
son foie... et le sens des blessures rituelles, et celui des peintures corporelles...
Je sus aussi pourquoi meurt un enfant, "membre" du groupe malade, comme meurt le membre d'un
corps qu'il faut couper car la gangrène monte... et ce cancer au foie... et cet oeil qui
s'éteint...
À l'écoute, je commençai d'entendre le langage du corps.
Lorsque je commençai d'écrire ce livre, en juillet 1970, cet Arbre des Séphirot n'était
encore connu que de quelques érudits de la Qabbale.
Pour donner une assise solide à mon travail, le rendre crédible et accessible à tous les
lecteurs, je me suis astreinte à faire connaître l'essentiel de cette Tradition hébraïque
dans la part de son courant mystique, qui s'appuie sur l'Arbre des Séphirot, et à expliciter
cet Arbre lui-même.
Ces préliminaires font l'objet des quatre premiers chapitres de ce livre ; ils sont ingrats,
je le sais, et j'invite le lecteur à ne pas se laisser décourager par eux, voire à les
passer peut-être dans un premier temps pour revenir vers eux par la suite, car le livre leur
donnera tout leur sens.
C'est à l'occasion de son édition en livre de poche que Le Symbolisme du corps humain
m'impose cette remarque que tant de ses lecteurs m'ont faite !
À cette même occasion, j'exprime toute ma gratitude à Jean-Marie Anstet, qui a retenu ce
travail il y a vingt ans alors qu'aucun préalable littéraire ne faisait autorité dans mon
cheminement.
Aujourd'hui, ce livre, reconnu par les Chinois, l'a été aussi par les Africains ; et ma
dernière expérience est celle d'une étrange communion avec les Amérindiens...
À ce niveau, nous retrouvons en effet "la langue UNE".
© Annick de Souzenelle