Dans le tumulte iconoclaste de Mai 68, sur l'un des murs de l'honorable Sorbonne, un
étudiant rageur avait un jour peinturluré :
DIEU EST MORT - signé : Nietzsche.
Mais derrière lui était passé l'un de ses congénères, plein de bon sens et de malice qui,
lui, avait inscrit :
NIETZSCHE EST MORT - signé : Dieu.
Jeu de mots facile contre slogan éculé ?
Voire.
Tout l'avenir spirituel de l'Occident se joue peut-être là, dans ce face-à-face paradoxal de
deux constatations.
Car telle est bien la double et cruciale évidence qui mine nos esprits en cette fin de
siècle :
d'une part, le Dieu d'antan est mort et l'on ne peut plus honnêtement y croire, du moins
comme nos pères "croyaient " ; et d'autre part, êtres de chair, de sang et de conscience,
mais aussi de désir et de désir de sens, nous ne nous résoudrons jamais au néant, à
l'élimination de toute transcendance.
Que nous le voulions ou non, l'homo sapiens est par essence homo religiosus.
Consciente de cet écartèlement de l'âme contemporaine, Annick de Souzenelle s'implique
pleinement depuis plus de trente ans pour y répondre à sa manière, pour exprimer - mais
surtout et avant tout pour vivre - un élargissement de conscience qui comprenne et intègre
ce désir de Dieu qui se rebelle en l'homme.
Cette femme hors du commun a décidé un jour d'oublier toutes les interprétations
réductrices, banalisantes et moralisatrices de la Bible, et de relire le Livre sacré sans
sacrifier l'intelligence sur l'autel de la foi, sans tabou ni oeillères ; elle le
redécouvrit alors à la lumière des mille richesses sémantiques de la langue hébraïque et des
principes fondamentaux de la psychologie des profondeurs, et elle tenta de le pénétrer comme
elle aurait écouté la voix de son propre maître intérieur.
Dans le même temps, renouant avec la voie royale du mythe, elle se mit à relire le monde
extérieur, le corps de l'Homme et ses symboles comme un Livre divin.
Partant de là, elle commença à travailler.
Aujourd'hui, après trois décennies de recherches, de prière et de méditation, de pratique
thérapeutique et d'enseignement, elle... travaille encore, se considérant toujours "sur le
chemin".
Et elle continue d'enseigner.
Ou plutôt, de partager son expérience, sans souci de provoquer, sans se prêter aux modes,
sans esprit missionnaire.
Car elle n'a cure des systèmes qui veulent tout expliquer et n'a que faire des polémiques
théologiques, philologiques ou autres.
Seule lui importe la Vérité que l'on approche du dedans, l'ultime Réalité dont les mystiques
de tous temps et de tous lieux ont parlé comme d'une rencontre concrète.
Inutile, à ses yeux, de croire en l'Au-delà, en l'Eternel, si ce n'est pour changer la vie,
sa vie, ici et maintenant.
Inutile de parler du divin s'il n'est pas cherché au plus intime de l'être ; d'universel,
s'il n'est pas découvert au coeur de l'unique ; de Réalité supérieure, si elle n'est pas
vérifiée dans les réalités intérieures.
A priori, pourtant, un regard superficiel pourrait classer l'oeuvre d'Annick de Souzenelle
dans le domaine nébuleux des spéculations métaphysiques, voire "ésotériques".
"Qu'a donc à nous apprendre sur le réel la symbolique des lettres hébraïques ?"
pourrait-on se dire de prime abord.
"Qu'a donc à voir avec nos soucis quotidiens le Livre de la Genèse ?
Quel intérêt peut-on trouver à recenser tous les mythes qui nous parlent du pied, de la main
ou de l'oreille ?
Que de considérations inactuelles !
Et de plus, difficiles à lire ! ..."
Celui qui buterait ainsi sur les aspects inhabituels, parfois même insolites d'une oeuvre
effectivement exigeante, passerait à côté de l'essentiel.
Car si les livres d'Annick de Souzenelle connaissent un tel succès - et notamment Le
Symbolisme du corps humain, véritable best-seller -, c'est bien qu'ils témoignent d'une
expérience, qu'ils touchent aux réalités humaines les plus profondes, et qu'ils éclairent
d'un sens nouveau les questions existentielles les plus partagées par nos contemporains.
Là se situe, précisément, le grand mérite de cette septuagénaire, qu'il suffit de rencontrer
une fois pour comprendre que sa vie ne fait qu'une avec son oeuvre :
elle a su, par un extraordinaire travail de réunification, de réconciliation - un peu comme
l'on reconstitue l'image éclatée d'un puzzle - rassembler récits bibliques, mythes les plus
divers, paroles de la Tradition, et les relier pour les réintroduire dans la vie, pour
retrouver leur juste relation avec les expériences d'une existence humaine.
Bref, elle nous parle un langage difficile, peut-être, mais concret et vivant... ce qui est
rarement le cas, il faut le regretter, dans le domaine religieux.
Trop longtemps, en effet, on a confondu en Europe le spirituel et le mental, le subtil et
l'abstrait, la prière et la récitation scolaire, la foi et les grands sentiments... la
mystique, elle, demeurant toujours marginale, quand elle n'était pas reléguée purement et
simplement, y compris par les clercs, dans le domaine du fantasme.
Le résultat aujourd'hui est patent :
nous avons perdu nos mythes, nos symboles, notre relation au sacré, au vivant, au cosmos...
Or voici que cette femme fervente, qui n'est ni exégète, ni anthropologue diplômée, ni même
vénérable universitaire, ose s'introduire dans le domaine des spécialistes, et nous lancer :
"Rien de tout cela n'est perdu !"
Car tout est là, dans notre propre tradition gréco-latine et judéo- chrétienne.
Tout est là, mais nous ne savons plus lire la Bible, nous ne savons plus écouter les mythes
et les contes, nous ne savons plus décrypter le langage symbolique du corps et de la
nature...
Réapprenons donc à lire !
Une femme fervente, ai-je dit, non pas dévote.
La foi qui l'anime est étrangère à ces systèmes de certitudes toutes faites, construits en
prêt-à-penser, qui voudraient rendre compte de tout et de son contraire, y compris de
l'absurde.
L'absurde, elle connaît.
Celui d'hier, qui consistait en une existence soumise aux fausses transcendances et aux
carcans moralistes, elle l'a vécu, elle l'a souffert.
L'absurde d'aujourd'hui lui est aussi familier, au moins par sympathie, puisqu'elle passe
son temps à dialoguer avec des hommes et des femmes beaucoup plus jeunes qu'elle, qui
souvent ne savent plus ce que la vie veut dire.
Sa grande tâche, alors, est d'amener ses interlocuteurs à prendre au sérieux cette situation
de "vide", sans la fuir, sans la contourner, sans la nier.
"C'est là seulement, dit-elle, que commence le travail intérieur, car il faut descendre dans
ses propres Enfers, toucher du doigt ses démons intimes - cette Ombre dont parlait Jung -
pour renaître dans une conscience plus pleine de soi, de son corps, de son âme, et de
l'Esprit divin qui habite et ce corps et cette âme".
Voilà bien un langage qui se situe à l'exact opposé de l'attitude infantile que l'on confond
trop souvent avec la foi :
remettre sa conscience entre les mains de la Religion, comme l'on remet généralement son
corps entre les mains de la Médecine, c'est-à-dire en se dépossédant de soi-même, en
refusant de vivre consciemment la souffrance et la mort, en fuyant ses responsabilités
d'humain mortel impliqué dans la vie.
La médecine, justement, Annick de Souzenelle l'a côtoyée longtemps, et lorsqu'elle se permet
de critiquer une certaine propension au réductionnisme du monde médical occidental, on ne
peut lui reprocher de ne pas savoir de quoi elle parle :
infirmière anesthésiste quinze ans durant, elle a constaté que c'est souvent l'homme qu'il
faut soigner, au moins autant que l'organe.
Aujourd'hui, dit-elle, son propos n'est plus d'endormir, ni par les médicaments ni par les
mots qui font fuir le réel.
Sa seule visée, au contraire, est de provoquer un mouvement de réveil, afin que chacun
puisse "réapprendre à lire" les événements de sa vie, et choisir de lui-même, à sa manière,
de se lever et de marcher.
II y a quelques années, Annick de Souzenelle a élu domicile à Rochefort-sur-Loire, non loin
des rives encore sauvages du dernier fleuve d'Europe non domestiqué par l'Homme.
C'est là, au coeur de la campagne angevine, que je suis allé l'interroger.
Moments privilégiés d'une grande sérénité, malgré un travail important condensé sur quelques
jours.
De temps à autre, nous interrompions le rythme soutenu des questions-réponses pour faire
quelques pas dans la douceur printanière du paysage environnant ; ou bien pour prendre un
repas préparé avec amour par Marie-Joseph, l'amie qui aide aux tâches matérielles, discrète
et attentionnée, dont j'ai tout de suite compris qu'elle "fait partie de la famille".
Autre présence sensible et vivante dans cette vaste maison aménagée pour accueillir de
nombreux invités :
Geoffroy, l'époux d'Annick, personnage de feu et d'enthousiasme, de ces hommes qui brûlent
tellement intérieurement qu'ils en attirent, mieux que le respect, l'amitié et la tendresse
spontanées.
C'est là, à Rochefort, dans cette maison du lieu-dit "La Chapelle" - ça ne s'invente pas ! -
que j'ai fait la connaissance des "élèves" d'Annick de Souzenelle.
Qui sont-ils, ces hommes et ces femmes qui viennent, un mercredi sur deux, d'Angers, de
Nantes ou de plus loin encore, pour suivre son enseignement ?
Sociologiquement, le moins que l'on puisse dire est que la palette est large :
cadres aux lourdes responsabilités, comptables, enseignants, mais aussi modestes employées
de la Sécurité sociale, secrétaires, ruraux des environs ; beaucoup de professionnels de la
santé, mais aussi de simples patients potentiels comme nous le sommes tous, qui
s'interrogent sur le sens profond de telle maladie ou de tel événement, intervenus "par
hasard" à tel moment donné ; agnostiques, ex-catholiques en rupture d'institution, membres
de la petite communauté orthodoxe dont fait partie Annick de Souzenelle, mais aussi prêtres
et religieuses...
L'enseignement qui leur est prodigué n'est certes pas une invitation à la facilité.
Aussi, ces étudiants assidus, de même que les centaines de personnes qui participent aux
stages qu'elle anime, ou qui assistent régulièrement aux conférences qu'elle donne aux
quatre coins de France, en Suisse en Belgique et au Canada, ont bien du pain sur la planche.
Mais il s'agit, à les voir et à les entendre, d'un pain nourrissant qui alimente leur
quotidien, en projetant sur chaque élément de la vie la lumière d'un Sens, que par ce
travail continu ils auront su deviner et entrevoir.
Précisons d'emblée que je ne compte pas personnellement parmi ces auditeurs fidèles.
Aussi, nos entretiens n'eurent point pour but de synthétiser un enseignement - par ailleurs
suffisamment condensé dans les ouvrages d'Annick de Souzenelle - et encore moins de le
"vulgariser".
Ce qui m'importait plutôt dans ce dialogue, et m'a rapidement passionné, c'était la
confrontation d'une foi aussi enracinée, d'une pensée aussi structurée, au feu de questions
incrédules venues d'une autre sphère.
Non qu'il y eût de ma part la moindre défiance à l'endroit de la personne elle-même, ou une
quelconque réserve quant à l'adéquation profonde entre sa vie et ses paroles.
Eût-ce été le cas, la discussion alors m'eût semblé vaine, car seuls m'intéressent les
écrits et les paroles qui répercutent clairement, sans feinte et sans détour, une expérience
intérieure et intense.
Mais, par principe, et malgré une sympathie naturelle pour mon étonnante inerlocutrice, je
tenais à garder un point de vue extérieur.
Et surtout à me situer, en tant que questionneur, hors du champ religieux, ou plus
précisément à sa lisière.
Mon credo, en effet, n'est pas le sien.
C'est pourquoi il m'a semblé que je devais, avant même d'aborder ces entretiens, l'annoncer
au lecteur.
Que l'on veuille bien ne pas soupçonner là le désir de mettre en avant ma démarche
personnelle :
j'en ai déjà témoigné par ailleurs, comme de la rencontre qui bouleversa ma vie.
Nulle prétention non plus à poser insidieusement en parallèle mon itinéraire et celui de
cette femme de trente ans mon aînée.
Il y aurait en cela du ridicule, qui plus est face à un être "mûr" au sens plein et profond
du terme : fort d'une expérience dense qui n'a pas tué, mais au contraire alimenté l'esprit
neuf de sa jeunesse.
Non, ce qui va suivre n'advient ici que par souci d'honnêteté, simplement pour qu'en lisant
les questions de nos entretiens, on sache d'où elles viennent.
Dès que se fut évanouie la crédulité de mes premières années, j'ai eu le sentiment, en
matière de religion, d'avoir été trompé.
On m'avait parlé d'un Dieu d'Amour, et je ne pouvais que constater l'incommensurable
distance qui séparait ce que j'avais perçu de l'Évangile, et la pratique des adultes qui
avaient tenté de m'évangéliser !
On m'avait parlé de Joie, de Rédemption et de Salut, mais sur un ton à faire fuir les
enfants - quelle déperdition, pour ceux qui se réclamaient d'un Maître qui avait dit :
"Laissez venir à moi les petits enfants !"
Dans des messes mornes et languissantes, on parlait du Royaume, mais je voyais bien que
beaucoup l'évoquaient comme on le fait d'un fantôme :
on se donne de temps en temps un petit frisson en réveillant son imagination, mais dans la
journée, soyons sérieux, on n'y pense plus...
"De tout, un peu" est, dit-on, la recette d'une bonne santé.
Eh bien, cette recette, les gens honnêtes semblaient admettre qu'elle devait même
s'appliquer à notre relation à Dieu !
Aussi, s'il est vrai que nous sommes tous un peu comme Job qui ne connaissait Dieu que "par
ouï-dire", en ce qui me concerne, le oui- dire qui m'est parvenu aux oreilles ne m'a pas dit
grand-chose qui vaille.
J'avais plutôt l'impression de me trouver en bout de chaîne d'un jeu du téléphone :
chaque génération avait bien tenté de transmettre à la suivante le message initial, mais en
y ajoutant son grain de sel, sa petite compromission ou sa grande trahison, tant et si bien
qu'en bout de chaîne, après deux mille ans d'histoire humaine, trop humaine, l'énoncé
originel avait été perdu, noyé, enseveli.
Ne restait plus, en fin de parcours, qu'un message grotesque qui ne pouvait qu'alimenter ma
rébellion d'adolescent.
Ma révolte, au cours de ces assemblées liturgiques, que l'on osait appeler "célébrations"
bien qu'elles fussent vides de toute allégresse, prenait parfois la forme d'une terrible
vision - aujourd'hui, je suis certain de ne pas avoir été le seul à nourrir ainsi une rage
muette, et plus d'un lecteur se retrouvera sans doute dans ce rêve éveillé.
Voici donc qu'en plein cérémonial, il me prenait de l'imaginer, Lui,
Celui du "Aimez-vous les uns les autres",
Celui du Baptême d'eau et de feu,
Celui de l'éblouissant relève-toi et marche !,
Celui du cuisant "Que ceux qui n'ont jamais péché lui jettent la première pierre" (... "et
ils s'en allèrent tous, à commencer par les plus vieux" : quel humour, quel amour ! ), je
l'imaginais donc entrant à l'improviste au beau milieu de l'assemblée.
Et je Le voyais, doux et furieux, tresser en silence son fouet.
Et je Le sentais, plein de révolte et de tristesse, prêt à briser toutes ces idoles qui
étaient censées le représenter.
Et je L'entendais, sur le ton d'une non-violence follement subversive, clamer à tous :
"Vous aviez les clés de la Connaissance, qu'en avez-vous fait ?
Qu'avez-vous fait de la maison de mon Père ?
Un lieu où l'on s'ennuie !
Le comble !
Vous n'aviez pas le droit !
Je vous avais pourtant bien dit que c'est le shabbat qui est fait pour l'Homme, et non
l'Homme pour le shabbat !
Si l'Esprit-Saint dont vous parlez n'est pas capable de déplacer en vous des montagnes, de
faire exploser les normes de vos consciences, de soulever vos corps et d'alléger vos coeurs,
à quoi bon ?
Ephata !
Ouvrez-vous !"
Existe-t-il un seul fidèle dans l'Église ?
Telle était pour moi la question, et je commençais dès lors à m'éloigner de cette machine
qui, à mon sens, avait produit plus de criminels que de saints.
Oui, à mes yeux de rebelle cela ne faisait plus de doute :
croisés, conquistadores aux exactions couvertes par les papes, inquisiteurs de toutes
espèces, missionnaires colonialistes et autres antisémites avaient toujours été plus
nombreux, infiniment plus nombreux que les François d'Assise et les Vincent de Paul.
"Que ce soit avec leur tacite consentement, m'écriais-je, ou bien à leur coeur et à leur
corps défendant, les saints n'ont jamais été invoqués qu'à titre de faire-valoir !
Le bilan des institutions ecclésiales n'en demeure pas moins celui de toutes les structures
totalitaires :
globalement négatif."
Critique acerbe au feu de laquelle se consumait ma ferveur juvénile.
Comme tous ceux qui, de l'intérieur ou de l'extérieur des institutions, dépensent leur
énergie à intenter des procès, en évitant ainsi de se confronter aux vraies questions, je
n'avais pas compris que l'Amour n'a que faire des non.
Qu'il les intègre et les dépasse mille fois.
Et qu'il nous demande au fond ce qui est le plus simple et le plus difficile :
de dire oui à la Vie.
Les révoltés ne valent pas mieux que les résignés tant qu'ils demeurent incapables de
retrouver en eux ce grand Amen, et de vivre le présent au rythme de la Présence qui nous
habite tous.
C'est une rencontre - de celles qui réduisent à néant la notion de hasard, de celles qui
changent la vie - qui un jour m'a décillé les yeux.
À moi qui ne savais plus que croire et que dire de Dieu, à moi qui le prenais pour une
idole, Daniel Pons m'a appris le symbole.
Il m'a appris, en fait, que l'essentiel est de savoir voir :
voir que la vraie vie est à tout instant à portée de regard, et qu'au-delà des mots, des
rites et des croyances, au-delà des pensées et des théories sur le monde et sur l'Homme,
existe l'enthousiasme.
Ce Souffle du dedans, dont nul ne sait jamais ni d'où il vient ni où il va, et qui souffle
où il veut au fond de nos ténèbres, est Dieu.
Tout le reste n'est que littérature, mots dont on affuble l'Ineffable, couleurs dont on
peinturlure l'Invisible, images que l'on plaque sur le Vent vivant, mouvant et sans forme
par lequel l'Homme respire.
L'enthousiasme, ce dieu intérieur capable en chacun de nous de "changer une angoisse en
rire", comme disait le poète, ce dieu qui nous fait vivre et aimer - qui fait tout vivre et
tout aimer, car tout parle et tout vibre -, il me fallait cet homme d'éveil pour me le faire
toucher de l'âme.
Auparavant, je croyais le monde muet... et je n'étais que sourd ; je croyais la
transcendance suspendue là-haut dans l'inaccessible, et je n'avais pas décelé en moi cette
"Présence divine au centre-coeur" dont le poète témoignait.
Je déclarais le christianisme moribond, tué par ses propres clercs, et je n'avais pas perçu
le "Christ-Amour sans isme".
"Saviez-vous qu'être naturel, profondément naturel c'est être aussi surnaturel !"...
"L Absolu n'est pas à la portée de l'homme, mais dans le coeur de l'homme" ...
"Tu n'es que par ce que tu transmets, et non par ce que tu crois être"...
De telles paroles à vivre m'ont rapproché d'un Dieu danseur, d'un Dieu qui ne serait pas
Maître Tout-Puissant, mais maître de ballet, d'un Dieu dont les poètes, les funambules et
les enfants qui jouent à la marelle sont plus proches que ceux qui se disent sages :
"Dieu est Celui qui enseigne l'ivresse contrôlée.
Il est un maître, et il ne tient qu'à toi de faire de ton paraître une esquisse de maîtrise,
qui en toi fera danser l'être".
Aujourd'hui, vingt ans après cette rencontre, telle est donc ma foi :
"La Beauté sauvera le monde", comme l'a si admirablement proclamé Dostoïevski, qui ne
parlait certainement pas d'une simple esthétique, mais de cette beauté essentielle qui
habite l'Univers... ou le moindre geste d'amour.
Et cette beauté-là, qui rayonne de chaque phrase de l'Évangile, cette beauté-là peut tout :
elle nous guérit de toutes les blessures et nous relie au Ciel.
C'est de cela dont nous avons besoin, et non de discours sur l'Au-delà.
Tant il est vrai que les seules vérités qui vaillent sont celles qui aident à vivre mieux,
c'est-à-dire plus pleinement, ici et maintenant.
Les Grecs le savaient bien, qui n'avaient qu'un seul mot, soteria, pour désigner le Salut et
la santé.
Profession de foi, peut-être, mais d'une autre ferveur que celle d'Annick de Souzenelle.
Et en tout cas plus vulnérable.
Car les Ténèbres existent aussi, et lorsque j'y regarde de près, ce sont elles qui parfois
me paraissent toutes-puissantes.
Mon credo redevient alors celui d'un mécréant, et dans ces moments-là, comme beaucoup de mes
contemporains "éloignés de Dieu" mais qui en gardent la nostalgie secrète, j'en arrive à ne
voir que le chaos régnant sur la planète.
Et je me dis que si nous en étions vraiment conscients, nous en aurions le souffle coupé.
Coupé devant cette souffrance, devant cette violence, devant ces millions de Job qui
croupissent dans la misère, chez nous et ailleurs - mais il n y a pas d'ailleurs, c'est
toute l'humanité qui est notre "chez nous" -, devant ce crime organisé auquel, quoi que j'en
dise, je participe.
Pas besoin d'être d'un naturel sombre pour voir la déchirure béante, pas besoin d'être
particulièrement sensible ou sujet à la culpabilisation pour constater l'absurde, et en être
ébranlé.
Aucun prétendu "dessein divin", aucun soi-disant karma ne peut expliquer cela.
Non, les faits sont là, tout sanglants et tout crus, propres à remettre en question toutes
les visions cohérentes du monde, toutes les métaphysiques, les orientales comme les nôtres.
Si ces réalités devaient prouver l'existence de "quelque chose" ou de Quelqu'un, ce serait
plutôt celle du diable :
Satan, "l'accusateur", diabolos, "le dissociateur" n'a-t-il pas un degré de réalité plus
immédiat et plus palpable que le Dieu des prières du monde entier ?
Et si je regarde en moi, n'est-ce pas d'abord lui que je rencontre ?
Il suffit de gratter un peu - si peu ! - pour tomber sur l'ignoble tapi derrière le noble,
pour dévoiler cette face cachée de l'être, cette âme honteuse qui côtoie l'âme honnête.
Oui, je crois, je sais que le Royaume des Cieux existe en nous... mais comme il est bien
caché par nos monstres intimes !
Qu'on me pardonne d'avoir voulu ici partager mes certitudes et mes doutes, mais j'imagine
qu'ils sont le simple écho en moi des interrogations sur lesquelles bute notre siècle.
On pourra inventer toutes les théories possibles sur le Bien et le Mal, comme ont tenté de
le faire les religions instituées, ces questions-là demeurent.
Elles demeurent et deviennent de plus en plus cruciales au fur et à mesure que l'humanité
prend conscience de sa vertigineuse puissance d'autodestruction.
Or, précisément, c'est à ce domaine brûlant d'interrogations, pour lesquelles il n'existe
pas de réponse crédible dans l'ordre conceptuel, mais seulement dans l'ordre existentiel,
que s'est confrontée Annick de Souzenelle.
La souffrance, le crime, la maladie, la mort, l'inégale répartition des chances, l'iniquité
du destin, autant de fissures dans tous les systèmes théologiques qui prétendent élucider
ces scandales.
En entendant mon interlocutrice aborder ces sujets sans détour, sans jargon, sans
casuistique ; en l'entendant me raconter la Bible comme jamais auparavant on ne m'en avait
parlé ; en l'entendant, elle, chrétienne orthodoxe, évoquer avec tant d'enthousiasme mon ami
le poète Daniel Pons, chrétien "adogmatique", me signifiant ainsi que son "orthodoxie" est
synonyme de liberté, et que la Tradition pour elle nous parle du présent; en l'entendant se
faire l'écho de la Parole qui vit en nous "au coeur du corps", au plus secret de notre
existence, et témoigner de l'avènement d'une ère de l'Esprit, j'ai vraiment pris conscience
de la nouveauté de son propos, de l'attitude inédite dans laquelle elle vit le "religieux".
"Je n'invente pourtant rien !
Je me contente de transmettre les données du grand phylum judéo-chrétien !"
proteste Annick de Souzenelle lorsqu'on lui dit qu'elle innove.
Et effectivement, même si son ouverture aux richesses des autres traditions dépasse
largement ce qu'il est convenu d'appeler "oecuménisme", force est de constater que la Bible,
cette Bible si mal connue, si mal comprise, et si souvent "recupérée", devient chez elle une
source intarissable d'inspiration, une source qui nourrit la vie.
Avouons que cette précision en met plus d'un dans l'embarras.
Tant qu'elle s'appuie sur les enseignements de la mythologie comparée, de la psychologie des
profondeurs voire de la symbolique universelle, nul n'y trouve à redire.
Après tout, on reste alors dans la sphère des sciences dites humaines, domaine aux contours
flous peut-être, mais respectable et rassurant.
Et si l'on n'est pas trop étroit d'esprit, si l'on est tenu informé des recherches
actuelles, on peut aisément concevoir que des applications concrètes, en matière
thérapeutique par exemple, puissent découler de ses études.
La difficulté peut naître, pour certains, lorsqu'elle enchaîne - et le plus naturellement du
monde ! - sur des considérations proprement judéo-chrétiennes.
On se retrouve alors quelque peu troublé de s'être laissé entraîner à travailler sur la
valeur numérique des lettres hébraïques, sur les sephirot de la kabbale, sur le sens
symbolique de telle mésaventure du Jacob de la Bible, ou encore sur tel apophtègme d'un des
Pères de l'Église !
Et pourtant, on est bien obligé de le reconnaître en s'étonnant soi- même :
tout cela est devenu clair, dévoilé dans son actualité, et tout cela nous concerne. Lorsque
j'observe en moi ce processus d'irrésistible attrait et de redécouverte, je repense, du fond
de ma mécréance, aux paroles étonnantes de Jung, pourtant si fasciné par le sens oriental de
la non- dualité.
"En fait, disait-il, combien existe-t-il d'êtres humains qui pourraient affirmer avec
quelque sincérité qu'ils en ont fini avec le diable, et qui pourraient donc se permettre de
jeter par-dessus bord le symbole chrétien ?"
Et me reviennent alors certains passages des Évangiles (lus à la façon préconisée par le
prêtre-écrivain Jean Sulivan : "comme si vous veniez de les découvrir chez un bouquiniste"),
ces passages où le Christ, sans jamais construire de théorie sur le Bien et le Mal, guérit,
guérit encore, combat contre la mort et parle pour la vie.
Annick de Souzenelle est capable - elle l'a déjà montré cent fois - de réconcilier un nombre
impressionnant "d'incroyants" avec les traditions juive ou chrétienne, et les chrétiens
eux-mêmes avec leurs racines judaïques.
Elle est capable de toucher ceux qui ont rompu depuis longtemps avec des institutions
religieuses qu'ils considèrent comme désuètes... et d'ailleurs aussi ceux qui n'ont pas
rompu, mais n'en pensent pas moins !
Non suspecte d'arrière-pensées moralistes, elle est une des rares femmes de foi à pouvoir
parler à tous ceux qu'inquiète le prétendu "retour en force du religieux" dont on nous rebat
les oreilles, et qui souvent ressemble plutôt à un baroud d'honneur des bien-pensants.
Étrangère à un certain exotisme spiritualiste qui fait florès de nos jours, elle s'adresse
aussi à ceux qui pressentent bien l'urgence d'un renouveau spirituel - ou plus simplement,
plus humblement, d'un renouveau humain - mais qui sont rebutés par les modes douteuses
fleurant bon l'irrationnel et le mystérieux.
Tous ceux-là - et ils sont foule - peuvent aborder sans crainte la pensée d'Annick de
Souzenelle :
ils ne se heurteront jamais à l'indigence d'un raisonnement dogmatique, ni à un système
clos.
Par contre, qu'ils en soient avertis :
au bout de ce cheminement, ils courent le risque de découvrir un horizon ouvert sur une
Réalité ineffable, qu'Annick de Souzenelle appelle Christ.
Libre à eux de nommer cet Indicible comme ils l'entendent, mais si cette rencontre est bien
réelle, si elle n'est pas l'effet d'une de ces multiples illusions d'optique qui nous
guettent sur le chemin intérieur, alors ils n'en sortiront pas indemnes...
... car elle est une seconde naissance.
© Annick de Souzenelle