Savons-nous encore initier aujourd'hui ?
On peut trouver, bien entendu, des initiations à des langues étrangères, à un instrument de
musique ou au patin à glace, mais dans le sens où l'initiation implique un rite de passage
et un chemin de transformation intérieure, on a plus de mal.
Il est vrai que « l'initiation chrétienne » (baptême, première communion, confirmation)
existe et il serait injuste de penser que rien ne se passe intérieurement pour les candidats
à ces rituels.
L'action de la grâce ne connaît pas de limites.
Toutefois, deux constats s'imposent : pour l'entourage familial, très souvent, ce qui compte
c'est l'aspect extérieur (j'en veux pour preuve les multiples flashs d'appareils photos pour
figer en image les moments clefs d'un processus qui ne vaut que s'il est intérieur et
vivant) ; et bien des prêtres disent ne jamais revoir ces candidats à la sainteté une fois
achevées les cérémonies et les mondanités.
Dans le domaine laïque, avant la chute du mur en Allemagne de l'Est, la Jugendweihe
(consécration ou confirmation de la jeunesse) concernait une majorité des enfants de
quatorze ans et marquait leur devenir-adulte avec une cérémonie qui conservait les trois
étapes traditionnelles de tout rite de passage et contenait des promesses solennelles.
Le contenu idéologique de ces promesses, très communiste et anti-occidental un moment, a pu
varier avec le temps.
Ce rite a revêtu pour une certaine génération une importance identitaire telle qu'encore
maintenant certaines associations en Allemagne le perpétuent.
La forme demeure, mais le contenu audible change.
En dehors de ces rites ecclésiastiques ou laïques et de ceux qui peuvent exister dans le
compagnonnage ou la franc-maçonnerie par exemple, il n'y a guère de nos jours que le
bizutage, triste survivance plus ou moins sadomasochiste de ce que pouvait être autrefois
l'initiation.
Ce déclin fait partie d'un phénomène plus vaste qui est la disparition progressive des rites
traditionnels dans nos sociétés occidentales, elle-même liée à la « mort de Dieu » ou
l'érosion de toute référence à une transcendance.
En 1939, Roger Caillois a pu penser un moment que les grandes fêtes collectives des «
sociétés frustes » d'autrefois étaient remplacées de nos jours par les vacances, avant d'en
venir à dire quatre ans après 1945 :
« C'est la guerre qui correspond à la fête. »
Ne nous attardons pas ici sur les correspondances établies ou sur les raisons qui fondent
cette affirmation, surprenante à première vue.
Peut-être ne serait-il pas impossible, d'ailleurs, de soutenir au début du vingt et unième
siècle que certains matchs de foot remplissent une fonction semblable : liesse partagée,
conflits de clans et, souvent, destruction sinon pillage.
Ce qui m'intéresse, c'est que la notion de « fonction », outil indispensable de la réflexion
sociologique, permet de décrire les rites et d'analyser leur place dans un contexte social,
mais l'enquête est menée obligatoirement d'un point de vue extérieur et concerne uniquement
la psychologie individuelle et collective.
Or, la « fonction » des rites chrétiens, de la Jugendweihe ou même du bizutage est la même :
assurer l'intégration de quelqu'un à l'intérieur d'un groupe partageant les mêmes activités
ou les mêmes idées grâce à un rite et, le plus souvent, à un engagement.
Dans cette manière de voir les choses, toute notion de transcendance est gommée, sauf comme
terme descriptif nommant ce à quoi presque personne ne croit ; en Occident, le déclin des
rites, et notamment ceux d'initiation, va de pair avec cette disparition progressive de
l'idée qu'il peut y avoir quelque chose (ou Quelqu'un) au-delà des significations
personnelles ou collectives.
Cet au-delà porte des noms différents (le Divin, Dieu, l'Un...) selon les traditions.
Si l'on en tient compte, il faut distinguer les rites d'initiation qui intègrent simplement
dans un groupe (Jugendweihe, compagnonnage...) et les rites qui en plus de cette intégration
proposent un lien avec la transcendance.
Dans le présent livre, il est surtout question de ces derniers.
Deux autres caractères distinguent les rites d'initiation : l'engagement et le secret.
On ne va pas à un rite d'initiation comme à une surprise-partie.
Le fait même de s'y prêter implique un engagement vis-à-vis des autres et surtout vis-à-vis
de ce qu'il y a de plus profond en soi (du « Verbe qui nous fonde » pour emprunter le
langage d'Annick de Souzenelle).
Cet engagement peut être formulé par des promesses explicites (et peut-être secrètes) comme
il peut résulter de la présence au rite ou de son déroulement.
Dans tous les cas, et quels que puissent être par la suite les égarements ou les chutes, il
ne saurait être question de rebrousser chemin : « Quiconque met la main à la charrue et
regarde en arrière n'est pas propre au royaume de Dieu » (Luc 9, 62).
Savoir quand on peut, ou quand on ne doit pas, parler du vécu d'un rite ou d'une expérience
spirituelle est une affaire, capitale, de discernement.
Ne pas jeter de perles devant des pourceaux est une exigence évangélique (Matthieu 7, 6).
Du sacré au secret, il n'y a, phonétiquement, qu'une différence de voyelle.
Une certaine obligation au secret devrait faire partie de toute initiation (disciplina
arcani, instruction secrète, disait-on à propos de l'Église primitive) et le fait de savoir
se taire dénote une fermeté intérieure.
Toutefois, des déviations sont possibles si le secret devient source d'orgueil, voire de
mépris quand l'ego est flatté d'appartenir à tel ou tel groupe ou de posséder de prétendues
connaissances qui le sépareraient du reste de l'humanité.
Ce risque est toujours présent, et le candidat doit être prémuni ; néanmoins la discrétion,
autre nom du secret, est une vertu.
À notre époque où tout s'étale, y compris parfois les détails de la vie intime, cette vérité
est trop souvent oubliée et ceux qui voudraient pratiquer des initiations courent le risque
d'être accusés de comportement sectaire.
Un tel jugement serait à évaluer selon des critères rigoureux, car il pourrait fort bien
être faux : en tout cas, ni l'existence d'un rite ni celle d'un secret ne suffirait pour le
fonder.
Les auteurs du présent livre se distinguent de la plupart de ceux qui, depuis Durkheim puis
Van Gennep (Les Rites de passage, 1909), ont écrit sur les rites d'initiation en ce que pour
chacun d'eux la dimension transcendante, quel que soit le nom qu'on lui donne, n'est pas un
phénomène à observer mais une réalité vécue.
Annick de Souzenelle raconte le « passage initiatique » et comment il a pu, après un certain
nombre d années être compris comme tel et rattaché à une tradition.
Sans le savoir explicitement, elle a pris dès ce jeune âge un engagement qui a pénétré toute
sa vie en profondeur ; elle en a gardé un certain temps le secret mais devant l'urgence de
la crise des valeurs en Occident, elle en parle désormais de plus en plus ouvertement.
Pierre-Yves Albrecht, initié dans chacune des grandes lignées initiatiques de l'Occident
(paysan, guerrier et prêtre-magicien) a une expérience de terrain plutôt rare ; depuis vingt
cinq ans, dans l'association suisse « les Rives du Rhône », il utilise des initiations dans
le traitement de jeunes toxicomanes.
Une partie importante de ce travail se déroule dans le désert et le lecteur verra comment,
dans ce lieu inhospitalier et nécessairement destructurant, le rituel apporte aux jeunes à
la fois une certaine structure et la possibilité de « renaître » .
On ne saurait parler d'initiation dans le sens retenu ici sans évoquer le on les chemins
spirituels.
Se pose alors avec acuité la question du langage, car les réalités dont on traite ne sont
pas d'abord matérielles.
Le seraient-elles d'ailleurs que la tâche ne serait pas plus facile : comment décrire
l'expérience de croquer une pomme à celui qui ne l'aurait jamais fait ?
Dès qu'il s'agit de parler d'expériences vécues et non pas d'idées ou de concepts ce
problème se pose, et il n'est pas facile d'en parler avec toute la clarté souhaitable.
Les descriptions de la vie spirituelle ressemblent à des cartes géographiques.
Celles-ci peuvent être politiques, météorologiques, en relief, géologiques ou, plus
familièrement, routières.
L'accent sera mis sur différents types de renseignements, mais la relation entre, disons,
Paris et Lyon restera la même.
En revanche, aucune carte ne dira au voyageur la qualité de lumière ou le temps qu'il fera
le jour où il se trouvera à tel endroit.
Les cartes de la vie spirituelle sont nombreuses, depuis l'ancienne division en voies
purgative, illuminative et unitive que l'on doit au pseudo-Denis l'Aréopagite jusqu'aux sept
« châteaux » de sainte Thérèse d'Avila, en passant par l'arbre des Sephiroth, le système
hindou des chakras et bien d'autres encore, anciens ou modernes.
Quand cette vie est une réalité, il importe peu quelle carte on utilise, mais il se peut
qu'une carte peu familière déconcerte quelques-uns.
Dans le présent livre, Annick de Souzenelle présente les trois matrices du corps selon une
vue possible de l'arbre sephirothique (cf. Le Symbolisme du corps humain, 1984) et y mêle la
danse des lettres et des mots hébraïques dont elle est amoureuse depuis une cinquantaine
d'années.
Pierre-Yves Albrecht, lui, utilise essentiellement le vocabulaire de la mythologie et de
l'alchimie, laquelle donne du reste son titre à sa contribution.
Il serait regrettable que la difficulté toute relative de tels vocabulaires détournât
l'attention du lecteur des réalités du terrain sur lequel il est, depuis toujours, appelé à
cheminer.
Du reste, l'expression « l'un n'exclut pas l'autre » est rarement aussi pertinente que dans
ces questions de cartes ou de vocabulaire.
Les querelles d'école sont le plus souvent le fait de ceux qui s'accrochent à leur carte
préférée et veulent la défendre à tout prix, quitte à délaisser les réalités du terrain.
Qu'un dialogue fructueux soit possible entre deux personnes qui n'ont pas la même carte est
merveilleusement illustré par la conversation qu'on lira ici.
C'est là que se posent des questions pratiques, et chaque parent trouvera dans les pages où
Pierre-Yves raconte ce qu'il fait pour ses petits-enfants, de quoi nourrir une réflexion.
En effet, les thèmes évoqués sont urgents pour la génération actuelle, et surtout pour
celles qui vont venir.
Apprendrons-nous de nouveau à initier ?
À chacun de se poser la question et de voir ce qui peut se faire, individuellement,
familialement et collectivement, pour que de vieilles traditions, réancrées dans leurs
sources authentiques, revivent sous des formes renouvelées, porteuses de sens et de vie.
© Tony James, le 4 janvier 2012.
Tony James est l'auteur notamment de Vies secondes, Connaissance de I'inconscient, Gallimard ,
1997, sur le rêve, la folie et la créativité en ITance au XIXe siècle, et a publié plus
récemment Le songe et la raison. Essai sur Descartes, Hermann, 2010.