La Torah est un baiser de Dieu !
De Dieu « Moïse la reçut bouche à bouche », Verbe à verbe ; elle est le Verbe.
Les « petites lettres d'en bas » qui écrivent le Livre sont lourdes des « grandes lettres
d'en haut », leur source, mais aussi leur devenir si nous savons les reconduire à
l'origine.
Car c'est à l'Homme qu'il revient d'œuvrer à ces noces que le baiser promettait.
Chaque lettre danse le Verbe qu'elle est ; chaque mot chante le message qu'il délivre si
nous nous offrons à lui.
Cette appréhension de la Torah nous est bien étrangère, à nous Occidentaux, qui scrutons
les textes en manipulant des mots figés comme objets de discours ; entre nos mains, ils
deviennent des outils de pensée alors qu'ils en sont les maîtres.
En vérité, le mot vient vers nous, comme une icône ; il scrute nos coeurs et les appelle à
l'ouverture sur un univers infini.
De cet univers les lettres sont les vibrations, car l'intériorité de l'Homme et la Torah
sont sculptées du même ciseau, celui de la voix divine que « voyaient » les Hébreux au pied
du Sinaï lorsque Dieu parlait à Moïse.
La Torah n'est écrite que de consonnes, le Verbe ; leur musique est une voyellisation non
écrite, un souffle, l'Esprit.
L'Esprit est une onde qui voyage à l'infini, qu'on ne peut saisir, mais qui saisit les
lettres dans une ronde ; et la ronde nous encercle à son tour et fait valser toutes nos
certitudes ; elle fait se retourner, s'éloigner puis se rassembler les mots qui, soudain,
prennent une couleur, un sens, mais un sens toujours ouvert sur d'autres horizons.
L'hébreu, plus que toute langue, est propre à chanter les récits mythiques qui rendent
compte de l'intériorité de l'Homme.
Cette intériorité resterait muette si le mythe ne l'exprimait pas.
« Muet » et « mythe » sont liés par la racine de base mu qui rend compte de l'indicible, du
mystère.
Derrière les mots du mythe, en quelque sorte, l'essentiel se tait mais s'inscrit dans un
présent rigoureux.
Le mythe se sert des matériaux de langage de l'Homme extérieur pour parler de l'Homme
intérieur.
Mais si nos yeux d'Homme en exil de lui-même figent ces matériaux dans leur seule dimension
horizontale, il est bien certain qu'ils ne rendront aucunement compte de leurs messages.
C'est ainsi que le mot Bereshit qui ouvre la Torah et dont la Tradition juive assure qu'il
la contient tout entière, ce mot est massacré et la Torah l'est aussi s'il est traduit par «
au commencement » ; ce « commencement », je l'ai souvent dit mais tiens à le répéter,
introduit les temps historiques, nos temps d'exil, il y a des milliards d'années, et il nous
concerne alors bien peu !
Si nous le traduisons par « dans le Principe », ce Principe est présent en nous ; il est le
Noyau fondateur de l'être de l'Adam — l'humanité ; nous sommes alors saisis par ce Principe
dans notre être le plus profond, dans notre « chair », Bassar, que « Dieu scelle dans les
profondeurs de l'autre côté de l'Adam », son côté encore inaccompli, notre côté encore
inconnu.
Bassar, que l'on peut aussi traduire par « dans le prince », contracte en un ballet nouveau
le mot Bereshit, «dans le Principe» ; prononcé Bosser, il est alors le verbe « informer » :
ce Noyau fondateur est Semence de notre être.
Semence qui contient la totale information de notre devenir.
Comme le gland conduit au chêne, ce Bereshit nous conduit à la totalité de nous-mêmes, dont
nous n'avons encore aucune idée !
Mais, si nous savons l'entendre, notre véritable Histoire commence : celle qui court en
amont de l'exil et qui reste d'une brûlante actualité ; bien que brisée par l'Homme coupé de
sa Source, elle continue en effet d'être tissée par les mains divines en sous-jacence de
notre malheureuse histoire ; car, du même fil écarlate qui tissait l'histoire d'Israël,
l'oeuvre divino-humaine se poursuit.
Cela veut dire que cette « malheureuse histoire » de l'Homme extérieur a aussi sa dimension
mythique, et qu'il est de première importance d'apprendre enfin à lire les événements de
notre vie personnelle ou collective sur un autre registre que celui de l'existentiel ;
l'histoire devient alors signifiante de l'évolution de l'Homme intérieur à partir de sa
Semence : histoire dramatique lorsque cette Semence est stérilisée et sa dynamique
stoppée, figée, oubliée au cœur de l'Homme, mais histoire qui peut être somptueuse une fois
raccordée à sa Source d'où s'accomplira le devenir de l'Homme.
Ces deux thèmes font l'objet de ce livre.
Je suis frappée, par exemple, par le problème capital que posent aujourd'hui pour les pays
d'Occident l'immigration des peuples étrangers et leur intégration à ces « terres d'accueil
».
Nous verrons, au cours de cet ouvrage, que cette question objective l'incapacité que nous
avons à intégrer en chacun de nous l'«étranger».
Sur un plan biologique, cet étranger est le « non-soi » (microbe, virus, champignon, etc.).
Nous en avons une peur si obsessionnelle que nous nous en protégeons en multipliant les
mesures d'asepsie et de stérilisation qui à la limite sont la mort.
Quant à notre médecine, elle ne sait « traiter » cet étranger organique qu'en le tuant par
voie extérieure et en détruisant bien souvent avec lui le milieu environnant, au lieu de
renforcer le système immunitaire qui, lui, se chargerait d'intégrer au « soi » le « non-soi
» ; le « soi » est en effet capable de se reconnaître porteur du « non-soi» et donc de
pouvoir l'assimiler.
Sur un plan sociopolitique, cet étranger est l'homme d'une autre culture, voire d'un autre
peuple, et il inspire à certains une peur tout aussi intense.
Nous utilisons à son propos un double langage : celui des discours de surface qui se veulent
accueillants au nom de la démocratie ; celui des lois, parfois inhumaines, souvent
contradictoires, prouvant notre désarroi et notre ignorance de ce que l'humanité est une, et
que l'autre est en chacun de nous.
Nous verrons ainsi que le mot hébreu R'a, traduit habituellement par le « mal », alors qu'il
est l'« inaccompli », l'inconscient, s'il est prononcé Ré'a est le « prochain ».
«Aime ton prochain parce qu'il est toi-même, comme étant toi-même », pourrions-nous
entendre. Ne devrions-nous pas alors renforcer notre « pouvoir immunitaire » en apprenant à
aimer...
Ces deux états de fait, qui relèvent à mon avis d'une même cause, n'introduisent en rien
dans mon esprit une confusion entre leurs parties homologues, à savoir le non-soi en
microbiologie et l'étranger dans le registre politique ; mais tous deux ont pour similitude
leurs rapports respectifs l'un au corps biologique, l'autre au corps social.
D'autre part, si nous nous penchons sur un mythe, le mythe biblique de Noé par exemple, il
nous donne à voir que l'humanité, le collectif en situation d'exil, se débat et se noie dans
ce que symbolise le Déluge — inconscience, violences, destructions, tragédies..., qui
stérilisent la Semence et mènent l'Homme à la mort.
Au cœur de ce drame, le patriarche Noé, homme juste, entend la voix divine et s'extrait du
Déluge, que nous verrons être pour lui « matrice d'eau » et non plus tombeau, afin de
construire son « arche », la Tébah en hébreu ; proche du nom de Thèbes, ville sainte chez
les Grecs, la Tébah est le nouvel espace intérieur du patriarche, qui sera pour lui «
matrice de feu » ; en elle il s'accomplira et deviendra le fruit promis de sa Semence, le
fruit de l'Arbre de la Connaissance.
Ce fruit, symbolisé en ce mythe par celui de la vigne, fait de Noé un homme ivre et nu :
ivresse, jubilation de la connaissance acquise par le travail accompli dans l'arche ; et
nudité, dépouillement des savoirs que le monde lui a fait revêtir.
Il s'avance alors vers sa « tente », 'Ohel en hébreu, où il rencontrera son 'Elohim — sans
doute symbolise-t-elle une ultime matrice, celle du « crâne ».
La dynamique de croissance de la Semence implique la présence de ces trois matrices en notre
corps ; le chapitre final de ce livre le dira.
Dans la tente Noé, devenu Gloire d'Elohim, resplendit et diffuse une lumière insoutenable
aux yeux de ceux qui n'ont pas atteint à cette qualité d'être.
Deux de ses fils, Shem et Yaphet, le suivent ; ils marchent à reculons en revoilant leur
père.
Mais Ham, le troisième fils, regarde à l'intérieur de la tente où Noé a pénétré ; il voit
et, certain de ce qu'il a vu, il va le raconter à ses frères à l'extérieur.
Il y aura toujours dans le monde ces deux démarches de connaissance.
Celle de Ham, le voyeur, dont le nom signifie la « chaleur », la « puissance », et qui forge
ses concepts, les érige en certitudes qui deviennent idoles et objets de puissance ; son
interprétation du mystère est pour lui vérité et celle-ci, ramenée au niveau des valeurs de
l'exil, construit un dogmatisme stérilisant.
Celle de Shem, le « Nom », et de Yaphet, l'« étendue de beauté », qui, eux, savent qu'ils ne
savent pas, est apophatique, car c'est par une voie négative — à reculons — qu'ils
atteignent à une vérité dont ils savent qu'elle en cache une autre, plus proche de la vérité
ultime, cachée, incluse dans le mystère de la tente ; aussi ils cherchent, interrogent,
contemplent dans une quête amoureuse portée en eux-mêmes : ils se verticalisent.
Juifs et chrétiens sont un dans le Saint Nom, le Shem.
En lui leurs mystiques embrassent les différents niveaux du Réel dont je parlerai et qui,
déployés à la verticale de l'être, sont « beauté », Yaphet— une beauté cachant l'autre,
jusqu'à l'ultime splendeur qui les contient toutes.
Nos frères juifs sont gardiens de la Torah, le Verbe ; s'ils avaient reconnu le Christ, ils
se seraient hellénisés et auraient perdu l'hébreu, la langue du Verbe.
Peut-être seraient-ils devenus des Ham.
Les chrétiens ont reconnu le Verbe dans la Personne du Christ ; ils ont perdu l'hébreu.
Beaucoup sont devenus des Ham.
La Torah, en ce qui est compris d'elle, est objet d'exclusive propriété et devenue idole
pour nombre de juifs.
Pour nombre de chrétiens, c'est la Personne historique du Christ qu'ils vivent ainsi,
n'entendant pas ce à quoi elle les renvoie en eux-mêmes.
«Annick nous a volé la Torah», fut-il dit un jour à l'un de mes amis par un écrivain juif.
Et, plus tard, par une auditrice israélienne : «Annick, tu nous as volé notre langue !»
La « voleuse » ne fut pas moins surprise de lire tout récemment, dans un ouvrage écrit par
un prêtre chrétien de haute fonction : « On nous demande aujourd'hui d'établir un dialogue
(avec les autres traditions), mais comment agir sans faire de prosélytisme puisque nous
avons la vérité ? »
Confiant à un journaliste chrétien cette anecdote et la profonde tristesse que j'en avais,
cet homme, étonné de ma réaction et voulant sans doute justifier le prêtre, me dit :
« Mais, Annick, les chrétiens ont le Christ.
- Pardon, lui dis-je, ils ont le Christ ? »
Perplexe, le journaliste referma son cahier de notes et me quitta.
Le Christ et la Torah, réduits aux normes de l'avoir, sont livrés aux mains du séparateur,
le diabolos, qui nous fait jouer les Ham en proie à des rapports de force si destructeurs.
Vécus au niveau de l'être par chacun des mystiques de ces deux traditions, le Christ et la
Torah amèneront juifs et chrétiens à plonger au cœur d'eux-mêmes où le Saint Nom les attend
dans un espace infini où le temps n'est plus.
Un en « Je Suis », YHWH, ils savent, pour les premiers que la Torah se danse et se chante
sur soixante-dix octaves dont chacune s'efface devant la plus grande profondeur de l'autre ;
pour les seconds, que la Personne historique du Christ se retire pour que « l'Esprit-Saint
vienne qui leur enseignera toute chose » et les introduira peu a peu dans les soixante-dix «
vergers » du Pardès ; soixante-dix contractés en quatre niveaux selon les quatre lettres du
Pardès, dont le dernier, le Sod, est le « secret ».
Dans le secret qui, au départ, est la Semence divine, un seul arbre grandit, dont le fruit
est le Shem, YHWH.
Le Rabbi Dov Baer, un grand saint du XVIIIe siècle, hassid bien connu sous le nom du Maggid
de Meze-ritz, dit ceci :
« Noé et les patriarches ont eu la révélation de la Torah dans son essence, dans sa nudité,
sans la robe de la loi dans laquelle elle se présente et s'adapte au monde et qui, pour
cette raison, la rend changeante et relative.
Au temps de Noé et des patriarches, l'essence de la Torah était encore toute nue ; elle
n'était point encore habillée dans les vêtements du monde ; elle ne portait pas encore une
robe de juge et n'était pas munie du bâton du gendarme.
Les lois de Moïse forment la gaine protectrice de la Torah dont la lumière originelle est
trop forte pour le monde ; elle risque de l'aveugler et de le brûler.
Mais la Tradition nous apprend qu'aux temps messianiques, le Saint-Béni-Soit-Il sortira le
Soleil de sa gaine, c'est-à-dire que la lumière de la Torah brillera de tout son éclat,
qu'on pourra la percevoir dans son essence (...) sans revêtements pour le monde et la
société, c'est-à-dire sans les lois de Moïse qui sont nécessaires actuellement car sans
elles le monde ne pourrait supporter l'éclat naturel de la Torah, qui est trop fort pour la
plupart des esprits.»
Mais les temps messianiques approchent.
Nous avons à les préparer, nous, juifs et chrétiens, ensemble, sans exclure bien sûr tous
les amoureux de l'Innommable sur terre.
Aujourd'hui, les valeurs du monde montées sur le bateau des certitudes font naufrage, tandis
que surgissent de nos profondeurs inaliénables celles de la Révélation.
Elles ont une saveur de sel, du sel dont le feu ne se dissout plus dans l'eau mais l'embrase
; il embrase l'eau de l'inconscience du monde et brûle ses vêtements protecteurs.
Car le Verbe inclus dans la Torah est en train d'accomplir de son feu la dernière part de
l'arc-en-ciel qui relie le ciel à la terre.
L'arc-en-ciel établi par Dieu avec Noé est signe de l'Alliance oubliée des hommes mais que
Dieu, se souvenant d'elle, confirme et rend tangible au cœur de leur exil.
Cet arc, comme le fil écarlate, trace l'histoire des hommes dont nous semblons vivre
aujourd'hui la fin d'un temps ; nous vivons une dernière part du signe de l'Alliance avant
que le signe s'efface devant l'Alliance recouvrée.
À cette étape actuelle du tracé, nos frères musulmans ont eux aussi à intervenir, car de
leur père fondateur, Ismaël, Dieu dit : « II sera tireur d'arc », Rovéh Qeshet, qualité
dont use la ruse divine pour dire d'Ismaël qu'il sera Rov HaQeshet, « maître de l'arc
(-en-ciel) », artisan majeur de son redressement en l'Alliance fondatrice.
Artisans de l'Alliance, nos frères musulmans nous obligent à nous réaffirmer, nous, juifs et
chrétiens, face au vide de la modernité ; vide qui, s'il était vraiment vide, appellerait la
grâce, mais il grouille d'idoles aliénantes !
En ce vide mutilé pénètre aujourd'hui le Saint Nom qui, de l'Epée à deux tranchants, de
l'Epée flamboyante qu'il est, tue les idoles et invite l'Homme à recouvrer ses normes
premières.
Elle le conduit à se souvenir qu'il est le signifiant de Dieu par le Verbe, et que le mot
est signifiant du Verbe.
« II est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu.
Car le mot c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu. »
Victor Hugo, Les Contemplations.
© Annick de souzenelle