Monument littéraire, socle de notre civilisation, livre saint pour les juifs et les
chrétiens, la Bible pourtant ne "parle" ; plus à nombre de nos contemporains.
On continue, certes, de s'y référer pour expliquer tel pan de notre histoire, à la lire avec
curiosité comme une formidable fresque romanesque, à y chercher des références culturelles.
Mais hormis les croyants les plus fervents, de moins en moins d'Européens y trouvent une
véritable nourriture spirituelle.
À l'exception des Evangiles - les récits de la vie de Jésus et ses paroles - qui conservent
pour beaucoup de chrétiens une étonnante modernité, la plupart des Livres saints
apparaissent lointains et peu crédibles aux lecteurs d'aujourd'hui.
Combien de fois ai-je entendu, au cours de mes enquêtes sociologiques auprès d’Occidentaux
d’origine juive ou chrétienne et séduits par les spiritualités orientales, que les mots de
la Bible étaient "usés", que ces histoires, aussi belles soient-elles, ressemblaient plus à
des "fables pour enfants" qu’à des enseignements éthiques ou spirituels susceptibles de
donner du sens à la vie.
Le Livre biblique le plus atteint par cette perte de crédibilité est sans aucun doute le
premier d’entre eux, la Genèse, et particulièrement ses onze premiers chapitres qui
racontent la création du monde et de l’homme, la faute d’Adam et Eve trompés par le serpent,
le déluge et l’arche de Noé, et la construction de la tour de Babel.
Lu comme un récit historique des origines de l’homme et du monde, ce texte apparaît comme
totalement absurde au regard de nos connaissances scientifiques et historiques actuelles.
Même son sens moral nous heurte : comment l’humanité entière subirait-elle les conséquences
de ce fameux "péché originel" de nos lointains ancêtres - selon l’interprétation du récit de
la Chute qui s’est enracinée en Occident à partir de saint Augustin ?
Et ce récit qui fait naître Eve de la côte d’Adam, même s’il est symbolique, ne sert-il pas
à légitimer la supériorité et la domination de l’homme sur la femme, typiques des sociétés
patriarcales ?
Non crédible sur le terrain de l’histoire, discutable sur le plan moral, sans signification
spirituelle explicite susceptible de nourrir la foi des croyants, quel intérêt peut-on
encore trouver à lire ces premiers chapitres de la Genèse ?
C’est précisément à cette question que tente de répondre ce livre. Annick de Souzenelle,
bibliste d’origine catholique convertie à l’orthodoxie, travaille depuis plus de quarante
ans à traduire et interpréter le texte biblique à partir de la langue hébraïque.
Publiés à travers une quinzaine de livres, ses travaux apportent un éclairage nouveau.
Sans tapage publicitaire, ils se sont imposés au cours des années comme de véritables
"long-sellers", et redonnent à ses dizaines de milliers de lecteurs la saveur perdue du
texte biblique.
Lorsque Jean Mouttapa, notre éditeur, nous a mis en contact, il y a bientôt trois ans, pour
faire un livre dialogué autour des trois premiers chapitres de la Genèse, Annick de
Souzenelle m’a expliqué, avec cette passion extraordinaire pour le texte biblique qui
l’anime, que derrière le langage grossier du mythe se cachait un trésor :
celui d’une véritable anthropologie qu’il fallait mettre en lumière par une traduction
totalement renouvelée du texte.
À travers une somme de mille cinq cents pages publiées entre 1986 et 1991 (Alliance de feu),
l’auteur avait déjà livré une traduction et une interprétation très affinées du Livre de la
Genèse.
Il s’agissait maintenant de reprendre les seuls trois premiers chapitres et d’expliciter
plus profondément la vision de l’homme et les enseignements spirituels qu’ils véhiculent,
d’en dégager ce que l’auteur appelle les "lois ontologiques".
Un peu dubitatif, mais fort intéressé par cette approche radicalement nouvelle d’un texte
qui me restait assez obscur, j’acceptai avec une grande curiosité la proposition de Jean
Mouttapa.
Je reviendrai plus loin sur la méthode utilisée par l’auteur, la manière dont ce livre s’est
progressivement construit et les difficultés rencontrées.
Mais pour éclairer ces divers points, il est nécessaire d’évoquer, même brièvement et
imparfaitement, ce qu’est la Bible et quelles sont les différentes lectures qu’on peut faire
du texte biblique.
La Bible : une collection de Livres écrits à des époques différentes.
Le mot "Bible" vient du nom d’une cité phénicienne, Byblos, qui fabriquait un papyrus que
les Grecs finirent par nommer du nom de la cité. On qualifia ainsi de biblos le rouleau,
puis le livre, fabriqués à partir de ce papyrus.
A l’époque hellénistique, le terme pluriel de ta biblia (les livres) fut appliqué au Livre
saint des juifs, en référence aux nombreux rouleaux qui le composent.
L’expression "les Livres" rend d’ailleurs bien compte de la diversité de textes qui
composent les saintes Ecritures juives, puis chrétiennes.
En même temps, l’expression "la Bible", au singulier, a l’avantage d’insister sur l’unité,
la cohérence organique de cet ensemble de textes, à laquelle les croyants sont attachés.
La Bible juive comme la Bible chrétienne sont des Livres institués : face à un grand nombre
d’écrits de genres littéraires très variés (récits historiques, codes législatifs et
ritualistes, prières, poèmes, exhortations, etc.) une autorité religieuse a fixé à un moment
donné le canon définitif des Ecritures considérées comme révélées ou inspirées par Dieu.
La Bible hébraïque a été instituée en deux temps.
Vers le IVe siècle avant J.C. les cinq Livres fondamentaux de la Loi (Genèse, Exode,
Lévitique, Nombres, Deutéronome) ont été fixés une fois pour toutes comme la Révélation
faite par Dieu à Moïse (la Torah).
Il faudra attendre la destruction du second Temple (70 après J.C.) pour que les rabbins
réunis à Yavé fixent le canon définitif des autres écrits.
La Bible hébraïque comprend depuis lors vingt-quatre Livres regroupés en trois sections :
la première section (Torah) comprend les cinq Livres de la Loi ; la deuxième section {Nebiim
ou Prophètes) regroupe différents écrits prophétiques (Josué, Juges, 1 et 2 Samuel, 1 et 2
Rois, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, les douze «petits « prophètes) ; enfin la troisième section
(Ketubim ou Ecrits) rassemble divers Livres n’appartenant pas au deux genres précédents
(Psaumes, Job, Proverbes, Ruth, Cantique des cantiques, Qphelet, Lamentations, Esther,
Daniel, Esdras-Néhémie, 1 et 2 Chroniques).
Mais les Ecritures juives n’ont pas été toujours limitées à ces vingt-quatre livres.
Lorsqu’elle fût traduite de l’hébreu en grec à partir du IIIe siècle avant J.C. par des
juifs vivant à Alexandrie, la Bible hébraïque - qui prit le nom de "Septante" selon la
légende qui veut que la traduction en ait été assurée par soixante-douze savants -
comprenait au 1er siècle d’autres écrits (Tobie, Judith, Sagesse de Salomon, Maccabées, etc.
) qui ne seront pas retenus dans le canon rabbinique.
Cela ne sera pas sans incidence, puisque les premières communautés chrétiennes intégreront
la traduction grecque des Septante à laquelle ils adjoindront au cours des quatre premiers
siècles de l’ère chrétienne leurs propres Ecritures saintes : vie et paroles de Jésus
(quatre Evangiles), Actes des apôtres, Lettres de Paul et des apôtres, Apocalypse.
L’institution des écrits chrétiens s’est en effet faite progressivement et ce n’est qu’au
concile de Carthage, en 397, que le canon des Ecritures chrétiennes sera définitivement
constitué, tous les textes non retenus étant considérés comme apocryphes, ce qui n’empêchera
pas certains d’entre eux de continuer de circuler dans les communautés chrétiennes.
Par la suite, les chrétiens diviseront leur Bible en deux grandes sections : l’Ancien
Testament (la Bible juive des Septante) et le Nouveau Testament (les écrits proprement
chrétiens).
Cette terminologie encore couramment utilisée est évidemment très péjorative pour les juifs
: selon une loi historique et théologique de progrès linéaire, ils sont ainsi considérés
comme le peuple témoin d’une première alliance avec Dieu (le mot «testament « signifie
alliance) ancienne et périmée, tandis que l’Eglise chrétienne se considère comme le nouveau
peuple élu (vers Israël, le «vrai Israël), avec lequel Dieu établit une nouvelle alliance.
Cette logique d’assimilation/dépassement aboutira en chrétienté à considérer le juif comme
une aberration - il n’a plus qu’à se convertir ou disparaître - et nourrira pendant des
siècles l’antijudaïsme chrétien.
Précisons enfin que la Bible chrétienne va encore évoluer au XVIe siècle avec la Réforme
protestante qui instituera de nouveaux canons bibliques, adoptant notamment pour "l’Ancien
Testament" le canon plus étroit de la Bible hébraïque.
La Torah : une origine incertaine.
Au sein de cette collection de textes écrits au fil des siècles par des auteurs très divers
et qu’on appelle la Bible - et qui, encore une fois, possède une unité organique pour chaque
groupe qui l’établit -, le seul ensemble qui fasse l’unanimité est la Torah.
Ces cinq premiers Livres de toutes les Bibles instituées sont considérés par les juifs et
par les chrétiens comme la Loi dictée par Dieu à Moïse au Sinaï, au XIII ° siècle avant J.C.
selon les chronologies bibliques.
Depuis la destruction du second Temple, toute la vie religieuse des juifs pieux est centrée
autour de la lecture hebdomadaire des rouleaux de la Torah.
Même si les écrits chrétiens revêtent une plus grande importance à ses yeux, l’Eglise a
également considéré la Torah comme révélée directement par Dieu à Moïse, lequel l’aurait
ensuite consignée par écrit, comme cela est suggéré dans le verset 27 du chapitre 34 du
Livre de l’Exode "Yahvé dit à Moïse :
"Mets par écrit ces paroles, car elles sont les clauses de l’alliance que je conclus avec
toi et avec Israël".
Les cinq Livres de la Torah transmettent non seulement les Dix Commandements, socle de la
morale juive et chrétienne, mais aussi de nombreuses prescriptions rituelles, le récit de la
création de l’homme et du monde ainsi que l’histoire ancienne du peuple juif, des premiers
Hébreux nomades jusqu’à l’arrivée aux portes de la Terre promise, après la sortie
miraculeuse d’Egypte et la longue pérégrination du peuple hébreu dans le désert
Ces récits ont été pris au pied de la lettre pendant de siècles et continuent de l’être par
un certain nombre de juifs et de chrétiens pieux. Pourtant, cette lecture fondamentaliste
est aujourd’hui insoutenable.
Depuis la Renaissance, l’essor de l’esprit critique et des connaissances historiques,
linguistiques, archéologiques, sociologiques, astronomiques, géologiques, a profondément
ébranlé bon nombre de certitudes tirées d’une lecture littérale de la Bible.
La révolution copernicienne, puis la théorie darwinienne de l’évolution ont rendu obsolète
la vision d’un cosmos dont la terre et l’homme seraient le centre, comme celle de la
création par Dieu du premier couple humain un peu moins de quatre mille ans avant J.C. selon
la chronologie biblique. Les connaissances historiques et archéologiques ont également mis à
mal toute l’histoire du peuple hébreu telle qu’elle est racontée dans la Torah.
Avant le IXe siècle avant J.C. on ne trouve qu’une seule mention de l’existence d’Israël
dans des sources extérieures à la Bible.
Sur, une stèle commémorative, le pharaon Merneptah se vante de sa victoire :
"Israël est dévasté, sa semence n’existe plus."
Or non seulement cet épisode n’a aucun écho dans la Bible, mais surtout on ne trouve nulle
mention en Egypte (ou ailleurs) du passage des Hébreux, des plaies épouvantables qui
frappèrent les Egyptiens et de la sortie pour le moins spectaculaire des Hébreux.
Nulle trace historique non plus de la longue pérégrination du peuple hébreu pendant quarante
années, ni de sa conquête de la terre de Canaan.
On sait même aujourd’hui que cette terre était en fait sous domination égyptienne à l’époque
de la fameuse conquête mentionnée par la Bible et on voit mal comment la "superpuissance" de
l’époque aurait pu non seulement laisser s’échapper un peuple entier d’esclaves, mais aussi
le laisser semer la terreur à travers l’une de ses principales provinces.
Certains récits bibliques hauts en couleur, comme la chute des murs de Jéricho, sont
décrédibilisés par des découvertes archéologiques révélant que les villes de l’époque
n’avaient pas de murailles.
On s’étonne aussi de ne trouver nulle mention hors des sources bibliques du règne du roi
Salomon, présenté dans la Bible comme un puissant souverain universellement connu.
Aux yeux des historiens et des archéologues, il apparaît clairement que les Hébreux étaient
un peuple de très petite taille, probablement d’origine nomade, qui s’est sédentarisé en
terre de Canaan.
Son passage en Egypte, comme l’existence de Moïse, sont douteux, sans être exclus. À
l’époque de la royauté, Jérusalem était une bourgade assez insignifiante de quelques
milliers d’habitants et ses rois des potentats locaux.
Reste la question de l’écriture de la Torah.
L’idée d’un texte écrit par Moïse, certitude à laquelle restent encore attachés de nombreux
juifs et chrétiens, a fait long feu depuis longtemps pour les esprits critiques.
En 1670, le penseur juif Baruch Spinoza écrivait déjà dans son Traité théologico-politique :
"II apparaît plus clair que la lumière du jour que le Pentateuque n’a pas été écrit par
Moïse mais par un autre qui a vécu bien des siècles après lui" (chapitre 8).
Cette thèse, qui lui valut d’être exclu de la synagogue, sera confirmée au cours des siècles
suivants par le progrès des connaissances historiques et linguistiques, qui mettront au jour
plusieurs documents de styles et d’origines très divers.
Ces sources ont été pour la plupart écrites, mais surtout rassemblées et unifiées, entre le
VIIe siècle et le V siècle avant J.C. , dans le contexte traumatisant de l’effondrement du
royaume d’Israël (- 721), puis de l’exil à Babylone des habitants du royaume de Juda (-
587), par des scribes judéens soucieux de sauvegarder leur identité nationale fondée sur une
alliance avec le Dieu unique.
L’impuissance politique de la nation juive a alors. été compensée par une écriture de son
histoire et de son lien particulier au Dieu unique, censée garantir son existence sociale et
morale.
Dans ce contexte, le premier Livre de la Torah, la Genèse, traduit d’abord le souci de faire
remonter le passé et l’histoire du peuple hébreu jusqu’aux origines de l’humanité, par
généalogies successives d’Adam à Noé, puis de son fils Chem (ancêtres des peuples sémites) à
Eber (ancêtres des Hébreux) jusqu’à son lointain descendant Abraham, qui contractera
l’alliance avec Dieu et dont le petit-fils, Jaqob, prendra le nom d’Israël et sera le père
de douze fils, donnant leur nom aux douze tribus d’Israël.
L’étude historique et textuelle des onze premiers chapitres de la Genèse met au jour des
sources hétérogènes, qui ont été combinées entre elles dans un ordre ne respectant pas leur
chronologie.
Elle montre aussi les nombreux emprunts à des aires culturelles diverses, dont le plus
manifeste est le récit du déluge et de l’arche de Noé, calqué presque dans ses moindres
détails sur le récit de Hatra-Asis rapporté dans l’épopée de Gilgamesh, récit que l’on peut
dater du XVIIIe siècle avant J.C., donc bien avant la rédaction réelle (ou même stipulée par
la Tradition) de la Genèse.
L’emprunt de nombreuses sources mésopotamiennes tend d’ailleurs à confirmer que certains
documents de la Genèse ont été écrits durant la déportation à Babylone ou après le retour de
l’exil, dans la seconde moitié du VI° siècle avant J.C. Lectures et interprétations du
Texte.
L’analyse historicocritique démystifie le texte biblique et incite le lecteur moderne à ne
pas le prendre au pied de la lettre.
Qui peut encore soutenir, à partir des chronologies bibliques, que le premier couple humain
a été créé par Dieu il y a un peu moins de six mille ans ?
La lecture fondamentaliste, même si elle est encore pratiquée par de nombreux juifs
religieux et des chrétiens évangéliques convaincus que la Torah est une oeuvre unique écrite
par Moïse, est insoutenable d’un point de vue rationnel.
Le texte demande à être interprété.
L’interprétation historicocritique est-elle pour autant la seule légitime ?
D’un point de vue purement rationaliste, très probablement.
Du point de vue du croyant, il en va tout autrement.
Pour lui, l’analyse matérielle des textes en montre l’écorce, permet d’en comprendre la
composition plurielle et parfois de se faire une idée sur le contexte d’élaboration du récit
et l’intention théologique ou politique des rédacteurs.
Tout cela est fort précieux à connaître.
Mais l’intention des rédacteurs est-elle épuisée par l’analyse historique et sociologique
?
Le sens du texte est-il entièrement donné par la littéralité ?
Le croyant est convaincu qu’il existe d’autres niveaux de lecture que la lecture littérale
et matérielle du texte et d’autres intentions de rédaction ou d’assemblages que les seules
motivations contingentes.
Cela pour au moins deux raisons.
D’abord parce que ceux qui ont écrit ces textes croient aussi en l’existence de Dieu et
s’interrogent - de manière très ouverte et contradictoire - sur des questions essentielles
comme l’éthique, le mal, la faute, le salut.
Ces scribes qui ont écrit les textes bibliques, très certainement d’ailleurs à partir de
traditions orales plus anciennes, n’ont pas simplement agencé des sources diverses dans un
"copié-collé" approximatif, mais selon une logique théologique, spirituelle et même
symbolique cohérente, qui n’apparaît pas nécessairement à l’observateur extérieur, lequel ne
partage pas la foi de ces rédacteurs et ne scrute pas le texte avec le coeur.
Nous touchons là à un point crucial de l’interprétation.
Car s’il est légitime de lire et d’interpréter un texte religieux, qui se prétend révélé ou
inspiré, avec les outils de la raison de type aristotélicienne et cartésienne (qui a permis
le développement de la science), il est aussi possible de le lire avec une autre
rationalité, qui laisse plus de place à l’intuition, à la dimension symbolique, au coeur, à
la foi.
On trouvera alors d’autres liens organiques, d’autres logiques, d’autres sens et d’autres
intentions à l’oeuvre dans le texte, que celles que mettra en lumière le savant
rationaliste.
Certes, ces sens et ces logiques ne pourront jamais être prouvés de manière scientifique.
Ils pourront être reconnus par une communauté de croyants, par des personnes qui scrutent
les Ecritures avec leur coeur et leur intuition, mais ne peuvent prétendre à un statut de
vérité similaire aux conclusions de l’exégèse scientifique.
Sont-ils pour autant moins vrais ?
Ils renvoient en fait à un autre ordre de vérité, plus intérieur et subjectif, porté par la
foi et par une logique symbolique.
C’est aussi la raison pour laquelle, si on se doit de respecter les lectures croyantes ou
qui relèvent d’une autre rationalité que la rationalité scientifique, il faut aussi se
méfier de ceux qui affirment que la Torah (ou la Bible chrétienne ou le Coran) possède une
structure mathématique qui prouve son caractère scientifique, qu’elle recèle un code secret
déchiffrable par l’informatique annonçant tous les événements de l’humanité, etc...
Ces discours apologétiques, qui ont pour but affiché de réconcilier la foi et la raison,
produisent le résultat inverse car ils présupposent ce qu’ils sont censés démontrer et
tendent seulement à utiliser des fragments de méthodes ou de connaissances scientifiques
pour prouver que les Ecritures sont de nature divine et révélée.
Ce délire interprétatif, qui est parfois issu de certains cercles occultistes se réclamant
de la Kabbale, dissimule l’essentiel : il existe assurément plusieurs niveaux de lecture du
texte biblique (comme de tout texte d’ailleurs).
Cela est d’autant plus manifeste pour la Bible hébraïque - et c’est la deuxième raison pour
laquelle la lecture historico-critique ne peut de toutes façons épuiser le sens du texte.
Car ce Livre est avant tout une oeuvre hébraïque, c’est essentiel.
Il a d’abord été écrit dans un hébreu consonantique, c’est-à-dire dans lequel les voyelles
ne sont pas indiquées par le scribe.
Dans un tel cas de figure, l’interprétation du texte est obligatoire car un mot sans
voyelles ne veut rien dire, ou plutôt revêt plusieurs significations selon les voyelles que
l’on va placer entre les consonnes.
Prenons l’exemple de la racine D-B-R qui forme un mot fréquemment utilisé dans la Bible.
DaBaR signifiera "parole", mais DeBeR "peste", DoBeR "pâturage" ou encore DeBiR "Saint des
saints".
La Bible hébraïque a progressivement été fixée dans une certaine lecture par introduction
d’une ponctuation au-dessus ou au-dessous des consonnes indiquant les voyelles et certains
accents.
Mais le fait même que la première écriture de la Bible hébraïque était uniquement
consonantique a conduit les rabbins à proposer une variété infinie d’interprétations du
texte en revenant à la racine des mots.
Telle est une des sources de ce que le judaïsme appelle la "Torah orale", transcrite dans le
Talmud, tradition interprétative ouverte qui ne cesse depuis plus de deux mille ans
d’interroger le texte hébreu et de lui trouver des sens nouveaux ou cachés.
Cette particularité de la langue hébraïque (que l’on retrouve aussi dans la langue arabe)
montre non seulement que la lecture littérale fondamentaliste ou historico-critique ne
pourra jamais épuiser le sens du texte, mais aussi que celui-ci s’ouvre spontanément à une
dimension symbolique.
Entre une lecture de type fondamentaliste et une lecture de type scientifique qui, dans les
deux cas, matérialise le texte, il existe donc d’autres espaces d’interprétation possibles
de la Bible.
Chaque lecteur, selon ses croyances, ses questions personnelles, son niveau de conscience,
ses outils de lecture rationnelle, intuitive ou affective et son contexte socioculturel, va
lire et interpréter le texte différemment.
Il y trouvera un sens qui lui parlera et qui rejoindra peut-être parfois l’intention
profonde de l’auteur.
Les juifs appellent midrach, "enquête infinie", cet effort d’interprétation qui n’est autre
qu’une mise en relation du texte institué avec un lecteur en quête de sens.
La lecture de la Bible est donc toujours ouverte, vivante, actuelle, renouvelée et c’est la
raison pour laquelle le Talmud tient une place presque comparable à celle des Ecritures
saintes dans la vie des communautés juives.
Certains croyants affirment d’ailleurs que si la Torah est révélée, c’est justement parce
que jamais personne ne pourra en dire le sens ultime. Le choc des interprétations et
l’ouverture infinie à la Transcendance sont au coeur de la lecture juive de la Torah.
Dans son très beau livre L’Univers hébraïque, le penseur juif contemporain Armand Abécassis
écrit ainsi :
"L’univers du Sens demeure transcendant : le texte nous en ouvre l’accès sans jamais nous le
donner.
Considérer celui-ci comme révélé, c’est s’interdire de parvenir à son sens ultime puisqu’il
ne peut être que médiateur, voie possible qui place le lecteur face à l’exigence absolue et
impossible à combler La sainteté de la Torah lui vient de la relation que le lecteur
entretient avec elle par sa lecture, c’est-à-dire par l’interprétation qu’il en fait.
Celle-ci illustre le mouvement de transcendance qui la tire constamment vers l’au-delà et
vers l’ailleurs".
À la lecture de ses ouvrages, cette triple alliance du symbolisme hébraïque, de la foi
chrétienne et de la psychologie jungienne me séduisit d’emblée, étant moi-même, au-delà de
ma formation universitaire philosophique et sociologique, un chrétien passionné par la
culture juive et la psychologie des profondeurs.
À la différence d’Annick de Souzenelle, j’étais incapable de déchiffrer l’hébreu et j’étais
donc très impatient de voir comment, à partir d’une lecture des trois premiers chapitres de
la Genèse, on pouvait, comme me l’affirmait l’auteur, découvrir une anthropologie religieuse
d’une richesse insoupçonnée, donnant tout son sens à l’existence humaine.
Afin de rester l’esprit le plus ouvert et vierge possible, je décidai de ne pas lire
Alliance de Feu, la somme que l’auteur avait déjà consacrée à cette question.
Nous nous rendîmes en Dordogne à Sainte-Croix, une chaleureuse petite communauté orthodoxe à
laquelle Annick de Souzenelle est rattachée et où elle donne des séminaires sur la Bible
depuis de nombreuses années.
Notre intention était de réaliser un petit livre d’entretiens destiné à un public non
initié. Annick de Souzenelle commença devant moi son travail de traduction mot à mot du
texte biblique à partir de l’hébreu et je l’écoutais attentivement, prêt à intervenir dès
qu’une explication me paraîtrait discutable ou peu claire.
Très vite, pourtant, l’expérience tourna court.
Chaque traduction suggérée par l’auteur, chaque interprétation, me semblait éminemment
discutable !
Mon esprit critique ne pouvait rester en veilleuse et, si je trouvais les conclusions de
l’auteur souvent passionnantes, je ne pouvais la suivre sur le terrain de la démonstration.
Je la trouvais à la fois trop peu intéressée par les considérations d’exégèse critique
qu’elle ignorait volontairement et trop sûre de ses choix de traduction et d’interprétation.
Le dialogue, pour être honnête, ne pouvait que prendre la forme d’une contradiction
incessante sur chaque mot ce qui aurait abouti à une somme encore plus monumentale
qu’Alliance de feu !
Cette discussion infinie ne pouvant avoir lieu, nous avons longuement réfléchi pour savoir
si ce livre avait encore une raison d’être et, si oui, quelle forme il pourrait prendre.
Personnellement, même si j’en discutais la méthode, j’avais perçu la profondeur du regard
que portait Annick de Souzenelle sur ces versets et son interprétation me parlait.
Autrement dit, si la partie critique de mon intelligence restait fermée, mon intelligence du
coeur s’était ouverte.
L’auteur, en effet, renversait totalement la perspective habituelle de ce texte et en
faisait non plus une lecture historique (nos ancêtres Adam et Eve, le péché originel et la
chute, etc.), mais ontologique et toujours actuelle (le féminin et le masculin de l’être, la
manière dont nous nous détournons de notre véritable finalité en situation d’exil de
nous-mêmes).
Les questions du rapport entre l’homme et Dieu, du mal et de la violence, de la sexualité et
de l’amour étaient revisitées de manière très originale.
Il me semblait qu’il fallait donc renoncer à un livre de dialogue contradictoire et proposer
au lecteur un ouvrage différent : après cette introduction dans laquelle j’ai mis librement
en perspective le travail d’Annick de Souzenelle, je lui demanderai par quelques brèves
questions d’exposer son intention, puis nous dialoguerons ensemble sur les principaux thèmes
mis en jeu par sa lecture, ainsi que sur la méthode qu’elle sollicite pour ce faire ; à la
suite de quoi, elle proposera une synthèse de sa traduction et de son interprétation des
trois premiers chapitres de la Genèse en montrant les grandes "lois ontologiques" qui
instituent en tête de la Bible, selon sa lecture, une anthropologie fondamentale.
Pourtant, le dialogue qui va suivre a été réalisé après que j’ai eu connaissance de la
traduction et de l’interprétation d’Annick de Souzenelle.
Dans un premier temps nous pensions naturellement le placer à la suite du texte d’Annick.
C’est sur une proposition de notre éditeur que nous avons finalement choisi de le placer en
amont de ce texte afin d’en faciliter l’accès et la lecture.
Toutefois, certains lecteurs préféreront sans doute revenir à l’ordre initial et nous les
invitons donc à lire maintenant le commentaire d’Annick de Souzenelle des trois premiers
chapitres de la Genèse (page 105).
Ils reviendront ensuite à ce dialogue.
© Frédéric Lenoir